D. Gerardi: La Suisse et l’Italie, 1923–1950

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Titel
La Suisse et l’Italie, 1923–1950: commerce, finance et réseaux.


Autor(en)
Gerardi, Dario
Erschienen
Neuchâtel 2007: Éditions Alphil
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Pierre Jeanneret

La thèse de Dario Gerardi s’inscrit dans la dynamique d’un regain d’intérêt pour les relations entre la Suisse et les pays étrangers, notamment les Puissances de l’Axe et leurs compagnons de route, comme l’Espagne franquiste. Sur les rapports avec l’Italie fasciste, puis démocratique, les publications de Mauro Cerutti ont ouvert la voie dès les années 80. Cependant l’on peut s’étonner, avec l’auteur, de la faible attention accordée à la Péninsule par la Commission Bergier.

Disons-le d’emblée: l’austérité et la complexité du sujet, ainsi que l’abondance des chiffres qui remplissent ce travail très fouillé, pourraient rebuter le lecteur … Comme D. Gerardi le reconnaît lui-même, «certains passages techniques ne [sont] guère ‘croustillants’ à lire» (p. 382): ainsi les pages consacrées aux accords de clearing. De surcroît, l’imbrication du politique et de l’économique rendait à l’auteur la tâche ardue. Il relève bien ce défi. Les bornes chronologiques qu’il s’est fixées (1923–1950) sont pertinentes. Elles englobent l’ère fasciste proprement dite, le putsch anti-mussolinien de 1943, qui ouvre la période complexe 1943–45 (retournement du roi et du gouvernement Badoglio, armistice et co-belligérance avec les Alliés, occupation de l’Italie par les troupes allemandes, République sociale de Salò), enfin celle de l’immédiat après-guerre, où l’Italie exsangue se reconstruit sous le contrôle vigilant des Anglo-Américains, jusqu’au début de la construction européenne.

Dans la filiation de ses maîtres, les professeurs Hans Ulrich Jost et Sébastien Guex, Dario Gerardi met en évidence le paradigme de «colonialisme» et d’«impérialisme » économiques helvétiques, les multiples compromissions des industriels et milieux bancaires suisses avec l’idéologie et le régime fascistes, ainsi que l’alignement de la Suisse sur la politique et l’économie de l’Axe. Nonobstant les combats d’arrière-garde de quelques auteurs «révisionnistes», cette thèse semble désormais globalement admise. Elle a été soutenue par des historiens non suspects de «gauchisme », comme Roland Ruffieux. On pourra certes reprocher à D. Gerardi quelques jugements hâtifs, voire sommaires (sur le conseiller fédéral Minger par exemple) ou des généralisations (sur «les» milieux de gauche séduits par le fascisme), et la place congrue accordée aux réseaux et intellectuels antifascistes. Le poids des individus n’est pas négligé. Ainsi les propos d’un Georg Reinhart, beau-frère du magnat du textile Alfred Schwarzenbach, font frémir: «En Italie, les communistes et les bolcheviques se sont bien calmés depuis que les fascistes leur donnent à boire de l’huile de ricin. Un remède formidable: sain, inoffensif et dissuasif » (p. 51). Mais l’essentiel de ce travail n’est pas là: c’est sur le plan économique que l’auteur apporte des éléments réellement nouveaux ou d’utiles précisions.

Les chiffres démontrent à l’envi l’importance de l’Italie pour l’industrie et la place financière helvétiques: en 1938, la Suisse est au 4e rang de ses fournisseurs; en 1941, l’Italie est le meilleur client de la Suisse après l’Allemagne. C’est l’affaire éthiopienne qui va renforcer les interdépendances entre les deux pays voisins. Pendant la guerre de conquête italienne, tant les milieux économiques que la Suisse officielle montrent un véritable empressement à complaire au régime mussolinien: détournement des sanctions de la SdN, reconnaissance hâtive de la souveraineté italienne en Abyssinie, offres de participation à la mise en valeur de la nouvelle province africaine de l’Impero, sans oublier le silence du CICR sur l’usage massif de gaz de combat prohibés par les conventions internationales sur le droit de la guerre. La Suisse recueillera les fruits de cette «attitude neutre et impartiale» dont elle se réclame.

Dario Gerardi brosse un bon tableau de la structure des échanges commerciauxc entre les deux pays. Les exportations italiennes en Suisse sont surtout des denrées alimentaires, mais aussi des matières premières et des produits chimiques. Les fournitures suisses à l’Italie sont essentiellement composées de produits finis (machines, instruments, montres, etc.) Le transit des marchandises par le Gothard et le Simplon joue aussi un rôle important dans les relations entre les deux pays. Quant aux mouvements migratoires, ils sont surtout caractérisés – malgré la présence d’une active et dynamique colonie suisse dans la Péninsule – par un afflux de travailleurs italiens en Suisse, dont le chiffre varie bien sûr suivant les aléas de la conjoncture économique: 202 809 personnes en 1910 (surtout employées sur les chantiers de construction), 146 000 en 1924, 100 000 en 1939, puis à nouveau 260 000 en 1953. Une multitude d’entreprises suisses sont par ailleurs établies en Italie, à l’instar de Brown-Bovery ou Nestlé … qui n’hésitera pas, après la mise en place des lois antisémites en 1938, à délivrer spontanément des certificats d’aryanité à ses collaborateurs! D. Gerardi accorde une place importante à l’industrie électrique, domaine de prédilection des investisseurs suisses.

Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, l’économie helvétique – de son plein gré ou par nécessité, sur ce point le débat reste ouvert – s’aligne sur celle des pays de l’Axe, les deux tiers de son commerce extérieur se développant avec eux, un dixième seulement avec les Alliés, le solde avec des Etats neutres. Après la défaite et l’occupation de la France, l’Italie prend une importance nouvelle pour une Suisse isolée. Sa situation d’encerclement et la forte probabilité, à l’été 40, d’une victoire rapide de l’Axe, expliquent – à défaut de le justifier – le prêt de 125 millions de francs à l’Italie mussolinienne. Quelle est la place respective de la Realpolitik, celle des profits financiers escomptés, celle liée à la volonté de conserver les places de travail en Suisse, celle des sympathies profascistes enfin? Toute la question réside dans la pondération de ces éléments, et l’auteur ne lui apporte pas de réponse définitive. La nouveauté réside cependant dans la livraison d’armes et munitions à un belligérant. Les chiffres sont éloquents: 84% des exportations de matériel de guerre sont destinés aux pays de l’Axe, contre 8% aux Alliés; entre 1940 et 1943, l’Italie absorbe 20% des exportations suisses dans ce domaine, l’Allemagne 56%. Les échanges italo-suisses connaissent cependant dès 1942 un fort déclin, dû aux défaites successives de l’Italie et à sa dépendance croissante envers l’Allemagne hitlérienne. Ils s’effondrent en 1944, alors que l’Italie du Nord occupée n’est plus qu’un espace de pillage au profit du Reich. Tant les fournitures de matériel de guerre que les achats d’or (souvent volé aux banques centrales des pays occupés ou fruit de spoliations), et la mise à disposition du réseau ferroviaire helvétique pour le transit de marchandises d’importance stratégique (charbon, essence pour les Panzers) entre l’Allemagne et l’Italie, provoquent une irritation croissante des Alliés anglo-américains, des avertissements et menaces envers la Suisse, accusée de soutenir l’effort militaire des nazis-fascistes. Tout cela pèsera lourd en 1945 et rendra la situation de la Suisse délicate.

Un chapitre particulièrement intéressant est consacré aux années 1943–45, où la Suisse doit mener un exercice d’équilibrisme difficile, entre la République sociale italienne de Salò et le gouvernement royal devenu pro-allié. Pour préserver ses intérêts économiques, la Suisse n’hésitera pas à établir des contacts commerciaux (mais non diplomatiques stricto sensu) avec le gouvernement fantoche du lac de Garde. S’ajoutent à ces questions économiques et financières des problèmes humains, liés à la présence en Suisse de 40 000 réfugiés italiens, souvent regardés avec mépris, parqués dans des camps et exploités comme main-d’oeuvre corvéable. D. Gerardi met aussi en évidence la méfiance des autorités fédérales envers les Partigiani, considérés comme des communistes potentiels.

La capitulation allemande de 1945 ouvre bien sûr une ère nouvelle, marquée par une extrême défiance des Anglo-Américains envers la Suisse. Celle-ci se retrouve économiquement forte, avec un appareil de production intact et de fortes devises, mais diplomatiquement isolée et soumise à de fortes pressions de la part des vainqueurs. De son côté l’Italie, considérée comme une vaincue (malgré son revirement de 1943), épuisée, ravagée par les destructions, misérable, est soumise au régime d’occupation et au contrôle de l’Allied Military Government. Elle bénéficie cependant d’une relative clémence de la part du gouvernement Truman, soucieux que la misère dans la Péninsule ne débouche pas sur le communisme, et désireux par ailleurs de ne pas s’aliéner électoralement les voix de l’importante colonie italienne aux Etats-Unis. De bonnes pages du livre sont consacrées à la volonté de l’Italie démocratique d’établir rapidement des relations commerciales avec la Suisse, notamment en vue d’obtenir les fournitures industrielles indispensables à la Reconstruction du pays dévasté. Les accords du 10 août 1945 se heurtent cependant au veto des Etats-Unis, qui refusent à l’Italie le remboursement à la Suisse de sa dette (plus de 450 millions de francs), notamment celle concernant des fournitures d’armement (130 millions) qui ont servi contre les Alliés: «Il est clair que les Etats-Unis ne pardonnent pas à la Suisse le fait que, durant le conflit, les commerçants et les industriels helvétiques aient continué à s’enrichir en fournissant des armes à l’Allemagne; que, par conséquent, la Suisse regorge d’or au milieu de tant de misère» (p. 399). Ces propos ne sont pas le fruit des cogitations d’historiens voulant «salir» leur pays, mais sont tirés d’un rapport de la légation d’Italie à Berne! Le veto américain était par ailleurs probablement aussi motivé par la volonté d’évincer la Suisse au profit d’entreprises d’outre-Atlantique … La situation va se débloquer après la signature du fameux accord de Washington du 25 mai 1946 entre la Suisse et les Alliés, et après le recouvrement par l’Italie de sa complète autonomie en 1947, en échange d’un traité léonin, notamment sur le plan territorial. La Suisse redevient un partenaire économique important de la Péninsule. La question de la dette restera cependant un serpent de mer, les Etats-Unis refusant que l’aide octroyée au titre du Plan Marshall serve à rembourser des dettes de guerre. Tout se débloque en 1950. Cette année marque elle aussi une nouvelle ère, caractérisée notamment par l’essor de l’émigration de travailleurs italiens en Suisse, occupés principalement dans l’agriculture, le travail domestique, l’hôtellerie et l’industrie. Celui-ci ne sera pas sans provoquer des tensions italo-suisses, à propos des conditions d’engagement, de salaires et de logement, ou encore de mesures jugées humiliantes, comme les inspections médicales à la frontière. Surtout (comme par le passé, au tournant des 19e et 20e siècles), cette forte présence de travailleurs étrangers générera des réactions xénophobes, qui culmineront en 1969 avec l’initiative Schwarzenbach. Mais c’est une autre histoire …

Formellement, la thèse de doctorat de Dario Gerardi est correctement rédigée, en un style sobre empreint de Sachlichkeit. La division du texte en paragraphes autonomes, cernant avec précision les différents sujets, en facilite la lecture. On regrettera cependant l’absence d’une véritable hiérarchisation des éléments, tout (détails et faits politiques ou économiques majeurs) se retrouvant sur le même plan. Malgré cette réserve, nous sommes là en présence d’une recherche approfondie, présentée avec clarté, vu la technicité du sujet déjà évoquée plus haut. Nul doute que le livre de D. Gerardi constituera désormais un ouvrage de référence pour quiconque se penchera sur les relations italo-suisses pendant la période considérée.

Citation:
Pierre Jeanneret: Compte rendu de: Dario Gerardi: La Suisse et l’Italie, 1923–1950: commerce, finance et réseaux. Neuchâtel, Alphil, 2007. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 58 Nr. 3, 2008, pages 349-352.

Redaktion
Veröffentlicht am
31.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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